Ça Vient d’Où la Mode Genderfluid et son Histoire et Évolution
La mode genderfluid (ou mode non genrée) désigne une expression vestimentaire qui brouille ou dépasse les codes traditionnellement associés à un genre binaire (homme/femme). L’idée est de remettre en question les frontières artificielles entre le “monde” des hommes et celui des femmes, en cassant des codes vestimentaires très ancrés afin de redéfinir le genre.
Cette tendance, autrefois marginale, s’inscrit aujourd’hui dans une démarche à la fois créative et sociale, portée par des créateurs, des célébrités et la communauté LGBTQIA+. Pour comprendre cette évolution, il convient d’en retracer les origines, d’en explorer le développement moderne, d’identifier les influences culturelles qui l’ont façonnée, de citer les créateurs et marques clés, d’évaluer son impact actuel, et enfin d’aborder les défis et controverses qu’elle suscite.
Origines historiques de l’habillement non genré
L’expression vestimentaire au-delà des normes strictes de genre n’est pas un phénomène entièrement nouveau. Dans de nombreuses civilisations anciennes, les vêtements n’étaient pas strictement différenciés selon le sexe. Par exemple, dans l’Antiquité gréco-romaine, hommes et femmes portaient des tuniques de coupes similaires, modulées par des drapés ou des accessoires selon le statut social plutôt que le genre
De même, dans diverses cultures traditionnelles, on retrouve des habits partagés par tous : les kimonos japonais, les toges romaines ou les sarongs d’Asie du Sud-Est pouvaient être portés par l’un ou l’autre sexe avec des variantes minimes.
Jusqu’au XVII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup> siècles en Europe, les codes vestimentaires étaient très éloignés de la dichotomie moderne costume/robe. Les hommes aristocrates arboraient par exemple des perruques poudrées, des dentelles, des broderies et même des talons hauts – accessoire alors symbole de statut et de virilité. En effet, historiquement les chaussures à talons ont d’abord été un attribut masculin, popularisé par les cavaliers perses et les nobles européens, bien avant de devenir un apanage féminin
Ce n’est qu’à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle, notamment après la Révolution française, que la mode masculine s’est orientée vers plus de sobriété, marquant un tournant vers une différenciation plus stricte entre tenues d’hommes et de femmes.
On observe ainsi qu’avant le XIX siècle, la démarcation vestimentaire par genre était moins rigide qu’aujourd’hui. Comme le soulignent des études historiques, jusqu’au XVIII siècle tous les hommes s’habillaient de façon similaire, sans que la notion de vêtements “masculins” vs “féminins” soit aussi figée qu’elle le deviendra par la suite
Les distinctions dans l’habillement relevaient davantage du rang social, de la fonction ou de l’époque que du genre biologique. Ces origines historiques montrent que la différenciation vestimentaire binaire est une construction sociale relativement récente, contre laquelle la mode genderfluid contemporaine fait figure de retour aux sources tout en innovant..
Développement moderne de la mode genderfluid
À l’époque contemporaine, plusieurs moments-clés ont marqué l’émergence et l’affirmation progressive d’une mode affranchie du genre. Au début du XX siècle, dans le contexte de l’émancipation des femmes, des pionnières de la mode ont brouillé les lignes : Coco Chanel introduit dans les années 1920 le style « à la garçonne », libérant les femmes du corset et popularisant pour elles des éléments jusqu’alors réservés aux hommes (pantalons, marinières, tailleurs sobres).
Cette petite révolution – cheveux courts, silhouettes droites et attitudes garçonnes – bouleverse les codes victoriens et affirme que l’élégance n’est pas l’apanage de la robe traditionnelle. Quelques décennies plus tard, en 1966, le couturier Yves Saint Laurent crée l’événement en présentant Le Smoking, un audacieux smoking féminin. Ce tailleur-pantalon androgyne provoque de vives réactions, mais est rapidement adopté par des icônes comme Catherine Deneuve ou Liza Minnelli, et finit par être élevé au rang de classique intemporel au même titre que le blazer Chanel
Les années 1960-1970 voient une accélération du mouvement vers l’unisexe. Portées par la contestation sociale et la libération sexuelle, ces décennies connaissent une vague de mode unisexe sans précédent. En 1968, la tendance explose : sur les podiums de Paris, des créateurs comme André Courrèges, Pierre Cardin ou Paco Rabanne imaginent une esthétique « Space Age » futuriste aux lignes épurées et aux matières synthétiques neutres, envisageant un vestiaire identique pour tous.
Aux États-Unis, dans le sillage du féminisme de deuxième vague, le terme “unisex” s’impose pour décrire ces vêtements pensés pour brouiller les frontières de genre.
Des grands magasins ouvrent des rayons mixtes où hommes et femmes peuvent acheter les mêmes tenues, et la presse vante des looks “His & Hers” interchangeables.
Cette mode unisexe, reflet de l’aspiration à l’égalité, reste toutefois souvent marquée d’une inclinaison masculine – on masculinise la femme plus qu’on ne féminise l’homme – si bien que dès les années 1980 un retour de balancier vers des vêtements genrés s’opère.
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Parallèlement, la culture pop des années 1970 contribue à visibiliser l’androgynie vestimentaire. La scène glam rock brouille les codes : des stars masculines comme Mick Jagger apparaissent en robe sur scène (Hyde Park, 1969).
David Bowie incarne avec Ziggy Stardust un personnage extraterrestre bisexuel aux tenues scintillantes ambiguës, ou encore Prince et Boy George adoptent maquillage et tenues extravagantes mêlant les genres. Ces figures populaires osent la féminisation de l’allure masculine (blouses en soie, talons, paillettes), tandis que certaines femmes empruntent au vestiaire masculin pour afficher force et indépendance. Sous l’influence de la libération sexuelle et de la musique, l’androgynie devient tendance dans les années 1970.
même si elle reste cantonnée aux milieux artistiques et jeunes.
Les années 1980 marquent un paradoxe : d’un côté, c’est la période du power dressing très genré (épaulettes XXL et tailleurs pour les working girls, costumes Armani pour les hommes d’affaires), mais c’est aussi l’époque où des créateurs avant-gardistes franchissent de nouvelles étapes. Le Français Jean-Paul Gaultier, en 1984-85, choque les esprits en introduisant la jupe pour hommes dans sa collection Et Dieu créa l’Homme, brisant un tabou vestimentaire.
Il habille ses mannequins masculins de kilts écossais, de jupes-pantalons drapées et de corsets, affirmant qu’« un homme ne porte pas sa masculinité sur ses vêtements »
De même, les stylistes japonais Rei Kawakubo (Comme des Garçons) et Yohji Yamamoto proposent à Paris des silhouettes anticonformistes, aux coupes amples et dépouillées, qui transcendent les notions occidentales de féminin/masculin dès le début des années 1980.
es démarches restent avant tout artistiques, mais elles ouvrent la voie à une acceptation progressive d’une esthétique unisexuée dans la haute couture.
Après un certain recul dans les années 1980, la frontière des genres recommence à s’estomper dans les années 1990. Des tendances comme le grunge apportent un style neutre et décontracté : les femmes portent chemises de flanelle et rangers, tandis que des icônes rock masculines comme Kurt Cobain posent en robe sur des photos, revendiquant l’indifférence aux normes de genre.
À la même époque, la mode minimaliste de créateurs tels que Helmut Lang ou Giorgio Armani privilégie des coupes épurées et parfois interchangeables entre les sexes.
La fin des années 1990 et le début 2000 voient aussi émerger la figure du métrosexuel, qui désigne des hommes hétérosexuels adoptant des habitudes considérées comme féminines (soin du corps, souci vestimentaire) – évolution qui normalise l’idée qu’un homme peut s’intéresser à la mode sans remettre en cause son identité virile.
Dans les années 2010, la mode genderfluid s’affirme ouvertement comme un courant à part entière. En 2013, le designer canado-jordanien Rad Hourani fait sensation en présentant à Paris la première collection haute couture unisexe de l’histoire.
Les grandes maisons de luxe suivent le mouvement : sous l’impulsion d’Alessandro Michele, Gucci mélange allègrement les références de genre (robes portées par des hommes, costumes féminisés).
tandis que d’autres griffes de luxe comme Louis Vuitton invitent des égéries masculines à porter des pièces féminines (le rappeur Kid Cudi en robe Vuitton sur un tapis rouge, ou Jaden Smith posant en jupe pour la campagne femme de Vuitton en 2016.
Des enseignes grand public lancent aussi des lignes unisexes : H&M, Zara ou ASOS ont proposé des collections neutres dans ces années.
En 2015, le grand magasin Selfridges à Londres a même ouvert un espace de vente sur trois étages entièrement “Agender”, mélangeant vêtements hommes et femmes sur les mêmes portants pour une expérience shopping non genrée
Ainsi, de Coco Chanel à Rad Hourani, de la garçonne des années folles aux collections no gender d’aujourd’hui, la mode genderfluid s’est développée par paliers successifs au gré des évolutions sociales. Chaque étape – libération vestimentaire des femmes, unisexe des 60s, androgynie glam des 70s, expérimentations des 80s, etc. – a contribué à éroder la norme binaire en habillement et à préparer le terrain de la fluidité de genre dans la mode contemporaine.
Influences culturelles : féminisme, mouvements queer et LGBTQIA+
L’essor de la mode genderfluid est indissociable des grands mouvements culturels et sociaux du XX siècle, en particulier le féminisme et les luttes LGBTQIA+.
Du côté des mouvements féministes, la revendication d’une égalité hommes-femmes s’est traduite très tôt par des défis aux normes vestimentaires. Dès le XIX siècle, des militantes des droits des femmes ont adopté le pantalon – alors proscrit pour elles – comme symbole de libération. On pense au mouvement des “bloomer” lancé dans les années 1850 par Amelia Bloomer et Elizabeth Cady Stanton, qui encouragèrent les femmes à porter des pantalons bouffants sous une jupe courte, pour des raisons à la fois pratiques et émancipatrices
Ce combat vestimentaire, souvent tourné en ridicule à l’époque, préfigure l’adoption massive du pantalon par les femmes au XX siècle. Plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, les femmes investissent les usines et enfilent des vêtements masculins par nécessité, ce qui contribue à normaliser l’image d’une femme en bleu de travail ou en pantalon. Ces évolutions culminent dans les années 1960-70 avec la deuxième vague féministe : la mode devient un terrain d’action politique où l’on prône l’unisexe pour abolir les inégalités de genre. La professeure Jo Paoletti rappelle ainsi que la tendance unisex de la fin des années 60 était un « pilier du féminisme de l’époque », visant à corriger la rigidité des stéréotypes vestimentaires des années 1950
Le slogan implicite était qu’une femme pouvait tout aussi bien porter le costume que l’homme, et réciproquement. Ce féminisme vestimentaire a durablement imprégné la mode : sans lui, des créations comme le Smoking de Saint Laurent ou la popularisation du tailleur-pantalon n’auraient pas été possibles.
Parallèlement, les communautés queer et LGBTQIA+ ont joué un rôle central dans l’évolution vers la mode genderfluid, en faisant de l’habillement un moyen d’expression identitaire et de transgression des normes. Dès le début du XX<sup>e</sup> siècle, alors que l’homosexualité est réprimée, des sous-cultures gays se forment où le travestissement est un langage secret. À Paris ou Londres au XVIII<sup>e</sup> siècle déjà, des hommes homosexuels se réunissaient clandestinement en portant des vêtements féminins (robes, jupons, etc.) – on les appelait mollies à Londres
Plus tard, dans les années 1920 à New York, les Harlem Drag Balls offrent aux personnes queer (notamment aux hommes gays et aux personnes trans) un espace pour concourir en tenues féminines flamboyantes, loin des regards moralisateurs
Ces bals travestis, prolongés plus tard par la scène ball culture queer des années 1980, ont développé une esthétique propre (voguing, extravagance, mélange des genres) qui finira par influencer la mode grand public.
Le style androgyne a souvent été un marqueur culturel lié aux identités LGBTQ. Par exemple, dans les années 1970, l’image du gay efféminé se diffuse : certains hommes gays, ne pouvant pas toujours s’habiller en femme (le travestissement était illégal dans de nombreux endroits), adoptent des signaux vestimentaires plus subtils – maquillage léger, vêtements colorés, accessoires traditionnellement féminins – pour exprimer leur différence
Inversement, de nombreuses femmes lesbiennes du XX<sup>e</sup> siècle ont revendiqué une présentation masculine : costume trois-pièces, cheveux courts, col d’homme et monocle dans les années 1920-30 par exemple, afin d’affirmer leur refus de la féminité imposée et de se reconnaître entre elles.
Jusqu’aux années 1970, la caricature de « la lesbienne » dans l’imaginaire public était d’ailleurs une femme habillée en homme, signe que cette transgression vestimentaire était associée à l’orientation sexuelle.
Avec le mouvement de libération gay à la fin des années 1960, la visibilité queer augmente et avec elle l’audace stylistique. Des créateurs ouvertement gays ou alliés commencent à intégrer des références queer dans leurs collections dès les années 1980.
Historiquement, plusieurs grands couturiers du XX<sup>e</sup> siècle étaient homosexuels (Yves Saint Laurent, Karl Lagerfeld, Gianni Versace, etc.), mais ils restaient souvent discrets sur ces questions. Ce n’est qu’à partir des années 1990-2000 que des stylistes vont sciemment brouiller les genres sur les podiums, parfois inspirés par la culture club queer et l’esthétique drag. L’influence des boîtes de nuit gay sur la mode est notable : le look excentrique de la scène new-yorkaise des Club Kids ou le glamour drag de figures comme RuPaul ont inspiré des lignes audacieuses en haute couture.
Aujourd’hui, une nouvelle génération de designers LGBTQIA+ (tels que Ludovic de Saint Sernin, Christopher John Rogers, Telfar Clemens, etc.) revendiquent ouvertement leur identité et proposent des collections qui reflètent leur culture queer, rendant la mode plus inclusive et diversifiée
En somme, féminisme et mouvements LGBTQIA+ ont fourni le terreau idéologique et créatif de la mode genderfluid. Le féminisme a contesté l’idée que la femme devait se limiter à des atours contraignants et distincts, tandis que la culture queer a expérimenté depuis longtemps avec l’androgynie et le cross-dressing pour exprimer la liberté d’être soi. Ces influences culturelles ont progressivement infusé la sphère de la mode, poussant les créateurs à repousser les limites et la société à accepter davantage la fluidité du genre vestimentaire.
Créateurs et marques influentes dans la mode genderfluid
Plusieurs créateurs de mode visionnaires et marques audacieuses ont joué un rôle majeur dans la popularisation de la mode genderfluid, en proposant des pièces ou des collections brouillant les codes du vestiaire masculin/féminin. Voici quelques figures et enseignes emblématiques :
- Coco Chanel (années 1920) – Considérée comme une pionnière, Chanel a libéré la femme de la mode corsetée d’avant-guerre. Elle intègre des éléments masculins dans la garde-robe féminine (le jersey emprunté aux chemises d’hommes, le pantalon, le blazer marin). Son style à la garçonne confère aux femmes une allure androgyne chic et confortable. La marinière, par exemple, autrefois tenue d’homme (matelot), devient sous Chanel un vêtement unisexe et un intemporel de la mode.
- Yves Saint Laurent (années 1960-70) – Héritier de Chanel sur ce terrain, Saint Laurent marque l’histoire en lançant Le Smoking en 1966, un costume-taillé pour femme qui reprend l’habit de soirée masculin avec élégance. Il continue dans les années suivantes à adapter des vêtements masculins pour les femmes (veste saharienne, trench-coat, tailleur pantalon rayé), popularisant un style androgyne sophistiqué. Saint Laurent prouve qu’une femme en costume peut être aussi glamour qu’en robe, contribuant à banaliser le prêt-à-porter unisexe.
- Rudi Gernreich (années 1960-70) – Ce styliste américano-autrichien, figure de l’androgynie, a choqué avec son monokini en 1964, puis imaginé des tenues futuristes unisexes. Il crée notamment en 1970 pour la télé une vision d’un futur gender-neutral dans la série Space: 1999, avec des combinaisons moulantes unisexes et sans distinctions marquées (même s’il y conserve des marqueurs genrés comme le soutien-gorge). Gernreich est ainsi l’un des premiers à proposer des costumes véritablement conçus pour être portés indifféremment par un homme ou une femme à l’écran.
- Pierre Cardin, André Courrèges, Paco Rabanne (années 1960) – Ces grands couturiers de l’ère “Space Age” ont présenté dès 1965-1968 des collections anticipant une mode unisexe et futuriste. Cardin lance la robe pour hommes dès 1966, Courrèges imagine des coupes géométriques épurées qui vont aussi bien aux femmes qu’aux hommes, Rabanne utilise le métal et les matériaux innovants sans connotation de genre. Leur travail a popularisé l’idée que la mode pouvait être une aventure spatiale et unificatrice, au-delà des genres.
- Vivienne Westwood (années 1970-80) – Grande prêtresse du punk britannique, Westwood a contribué à brouiller les pistes avec ses créations excentriques. Si son apport est surtout dans la contestation sociale, elle introduit des jupes tartan pour hommes, des corsets portés comme des vestes, et mélange volontiers les codes historiques masculins/féminins dans ses collections. Son approche anti-conformiste a inspiré de nombreux créateurs sur la liberté de subversion vestimentaire.
- Jean-Paul Gaultier (années 1980-90) – Surnommé l’« enfant terrible de la mode », Gaultier a explicitement cherché à “dégenrer” la mode. En 1985, il fait défiler des hommes en jupe (collection Et Dieu créa l’Homme), geste révolutionnaire malgré un succès commercial limité. Il joue aussi sur l’inversion des codes : corsets et dentelles pour les hommes, costumes-cravate pour les femmes, créant un vestiaire mixte ludique. Ses jupes pour hommes, inspirées du kilt ou conçues comme des pantalons à jambes ultra-larges se croisant comme un pagne, ont marqué les esprits en violant un tabou de la mode occidentale. Gaultier a ainsi ouvert la voie à l’acceptation de pièces féminines dans le vestiaire masculin.
- Créateurs japonais : Yohji Yamamoto, Rei Kawakubo, Issey Miyake (années 1980) – En débarquant à Paris au début des 80s, ces créateurs proposent une esthétique déconstructiviste et minimaliste brouillant le genre. Leurs vêtements oversize, unisexes par essence, évacuent les notions de taille marquée ou d’épaules accentuées typiques des silhouettes genrées. Yohji Yamamoto déclarait en 1983 : « qui a décidé qu’il devait y avoir une différence entre vêtements pour homme et pour femme ? ». Leur influence a internationalement légitimé la mode neutre, sans distinction de sexe.
- Helmut Lang, Giorgio Armani, Ann Demeulemeester (années 1990) – Ces designers ont inscrit l’androgynie dans le prêt-à-porter de luxe dans les 90s. Helmut Lang propose des vêtements utilitaires et épurés portés indifféremment par Kate Moss ou ses homologues masculins, Armani impose le costume neutre aux teintes sobres pour femmes comme pour hommes (il féminise l’homme tout en masculinant la femme avec ses vestes carrées). La Belge Ann Demeulemeester joue sur une esthétique gothique androgyne dans ses défilés mixtes. Tous ont, à leur manière, fait progresser la cause d’une mode unisexe chic.
- Rad Hourani (années 2010) – Ce créateur canadien d’origine jordanienne est reconnu pour avoir présenté en 2013 la première collection haute couture 100% unisexe. Hourani conçoit des vêtements véritablement neutres, sans aucune adaptation séparée pour homme ou femme, avec des formes modulaires et un style futuriste épuré. Il milite pour une “vision sans genre” de la mode, et son travail a eu un retentissement médiatique important, prouvant que l’unisexe pouvait atteindre le plus haut niveau du luxe.
- Alessandro Michele pour Gucci (2015-2022) – Directeur artistique de Gucci, Michele a fortement contribué à la tendance genderfluid en faisant défiler des hommes en blouses à volants, jupes plissées et perles, et des femmes en costumes ou en chemises d’homme. Sa vision maximaliste et vintage brouille les repères (campagnes avec Harry Styles en robe, par exemple), et a donné à Gucci une image résolument inclusive sur le genre. Sous son ère, Gucci est devenu synonyme de mode non-binaire dans le luxe.
- Telfar Clemens (années 2010) – Créateur américano-libérien, Telfar a fondé en 2005 sa marque Telfar, aux collections volontairement unisexes et accessibles. Son slogan “It’s not for you, it’s for everyone” résume sa philosophie. En 2017, il a remporté le prestigieux prix CFDA/Vogue Fashion Fund en tant que designer unisexe, consacrant l’importance de son approche. Sa célèbre “Shopping Bag”, sans genre, est devenue un incontournable de la mode des années 2020.
- Marques grand public et boutiques – Plusieurs enseignes de prêt-à-porter ont également popularisé la mode genderfluid en la rendant accessible. En 2015, Selfridges (Londres) a innové avec son magasin Agender mélangeant les rayons. La marque H&M a lancé en 2017 une collection unisexe Denim United. Des marques spécialisées comme The Phluid Project (ouverte en 2018 à New York, se déclarant premier magasin 100% gender-free) ont vu le jour pour proposer exclusivement des vêtements neutres. Même les géants Zara ou ASOS ont sorti des lignes ungendered dans les années 2010 pour surfer sur la demande d’une mode plus inclusive.
Chaque créateur ou marque cité ci-dessus a, par ses créations ou son positionnement, bousculé les conventions et encouragé le grand public à envisager la mode au-delà du genre. Leur influence se fait sentir tant sur les podiums que dans la rue, et ils ont largement contribué à faire entrer la notion de genderfluidité dans le vocabulaire de la mode contemporaine.
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Impact actuel dans l’industrie de la mode et la culture populaire
Aujourd’hui, la mode genderfluid est plus visible que jamais et son impact se mesure à la fois dans l’industrie de la mode elle-même et dans la culture populaire.
Dans l’industrie de la mode, la fluidité de genre est de moins en moins marginale – elle tend même à devenir un argument créatif et commercial. De grandes maisons présentent désormais des défilés mixtes où les vêtements ne sont pas clairement assignés à un sexe. Les semaines de la mode voient apparaître des mannequins androgynes ou transgenres portant des pièces neutres, et de nombreux jeunes designers intègrent d’emblée la neutralité de genre dans leur processus créatif. Cette évolution est également encouragée par le marché : s’adresser à tous les genres élargit la clientèle potentielle. Des enseignes constatent qu’une même pièce peut se vendre aux deux publics, doublant les opportunités
Comme l’explique un article de Vogue, concevoir sans distinction de genre peut être gagnant-gagnant, libérateur sur le plan artistique et bon pour les affaires dans une industrie de la mode valorisée à 1,2 billion de dollars
On observe ainsi des stratégies hybrides : tel créateur va présenter sa collection à la Fashion Week masculine mais vendre en showroom féminin pour toucher un plus large public
Des boutiques en ligne comme MatchesFashion ont commencé à proposer certaines collections sur les sections homme et femme de leur site simultanément, ne segmentant plus par genre
De plus en plus, le positionnement marketing met en avant l’universalité des vêtements : des catégories “Genderless” ou “Gender Neutral” apparaissent sur les sites de vente.
Dans la culture populaire, la mode genderfluid bénéficie d’une visibilité accrue grâce aux célébrités, influenceurs et médias. Ces dernières années, de nombreuses stars ont fait la une en adoptant des tenues hors des normes de leur genre : l’exemple marquant est le chanteur Harry Styles, qui en 2020 est apparu en robe en couverture du Vogue US – une première pour un homme solo – assumant un style vestimentaire qu’il qualifie lui-même de “flamboyant” et refusant de se limiter aux vêtements pour hommes
De même, l’acteur/chanteur Billy Porter a marqué les esprits aux Oscars 2019 en portant une spectaculaire robe smoking noire, mélange de robe de bal et de costume, qui a “fait exploser Internet” selon ses propres termes
Ces images fortes circulent mondialement et alimentent le débat public sur l’expression de genre. De grandes icônes de la pop music comme Madonna ou Lady Gaga ont aussi contribué en brouillant les genres dans leurs tenues de scène, tout comme des artistes plus jeunes, de Janelle Monáe (avec son style tuxedo androgyne) à Lil Nas X (qui arbore fièrement des tenues flashy roses ou des jupes sur les tapis rouges).
Le grand public, notamment la jeunesse (Millennials et Gen Z), accueille globalement avec enthousiasme cette mode libérée. Les études montrent que les jeunes générations ont une vision plus fluide du genre et sont donc plus enclines à adopter des vêtements sans étiquette homme/femme. On voit proliférer sur les réseaux sociaux des tendances où chacun pioche librement dans les rayons quels que soient son genre ou sa morphologie. Des influenceurs et influenceuses non-binaires partagent leurs looks et sensibilisent à la cause. Cette présence dans la culture mainstream indique que la mode genderfluid est en train de passer du statut de niche ou de provocation à celui de courant admis de la mode. D’ailleurs, en 2018 le prestigieux Prix LVMH a récompensé pour la première fois un label unisexe (le japonais Doublet de Masayuki Ino) et salué plusieurs finalistes “gender neutral”
De même, le styliste Telfar Clemens a été reconnu par ses pairs via le prix CFDA 2017 pour sa mode unisexe
Ces distinctions institutionnelles confirment que le non-genré est désormais pris au sérieux par l’élite de la mode.
Enfin, l’impact se voit aussi dans le discours autour de la mode. Il est de plus en plus admis que le langage binaire “vêtement masculin/féminin” est limitant. Comme le dit la chercheuse Jo Paoletti, “le modèle binaire du genre ne fonctionne tout simplement pas” pour beaucoup de gens, et plus la société en prend conscience, plus notre langage et nos concepts devront évoluer
Les médias spécialisés adaptent progressivement leur vocabulaire, parlant de “mode inclusive” ou de “fluidité de genre” au lieu de rester sur l’opposition homme/femme. L’exposition “Gender Bending Fashion” organisée en 2019 au Museum of Fine Arts de Boston, ou d’autres initiatives muséales, témoignent aussi de la reconnaissance culturelle de ce phénomène
En somme, l’impact actuel de la mode genderfluid se traduit par une plus grande acceptation et intégration dans les circuits de la mode et dans l’imaginaire collectif. Si elle conserve une fonction transgressive aux yeux de certains, elle est de moins en moins un choc et de plus en plus un élément normal de la créativité contemporaine, reflétant l’évolution globale des mentalités sur le genre.
Défis et controverses autour de la mode genderfluid
Malgré ses avancées, la mode genderfluid continue de faire face à des obstacles et des débats révélateurs des tensions entourant le genre dans la société. Plusieurs défis et controverses marquent son parcours vers une pleine acceptation :
- Réactions conservatrices et rejet du public : Chaque fois qu’une célébrité masculine porte ostensiblement une tenue “féminine”, une partie de l’opinion s’en émeut. Le cas de Harry Styles en robe en couverture de Vogue a ainsi déclenché des commentaires conservateurs appelant à “rétablir les hommes virils” dans la presse et sur les réseaux sociaux. De même, Billy Porter a souligné l’ironie qu’en 2019 encore, « un homme en robe fasse autant scandale » alors que « les femmes en pantalon n’étonnent plus personne » – dénonçant une forme de sexisme inversé dans la perception du public. Ces réactions montrent que pour certains, brouiller les genres vestimentaires reste provocant, voire menaçant vis-à-vis des valeurs traditionnelles. Ainsi, la mode genderfluid se heurte à des résistances culturelles, notamment dans les milieux attachés à une vision binaire du genre ou dans des régions du monde où les normes de genre sont fortement ancrées.
- Débats sur la sincérité vs l’effet de mode : L’essor de la tendance genderfluid soulève la question de savoir s’il s’agit d’une véritable évolution sociale de fond ou d’une simple mode passagère exploitée par le marketing. Certains critiques estiment que certaines marques surfent sur le buzz de l’androgynie sans conviction profonde, ou que des célébrités utilisent la fluidité de genre pour faire parler d’elles plutôt que par engagement. Le débat “phénomène de mode ou révolution culturelle durable?” est ainsi régulièrement évoqué. Néanmoins, beaucoup d’analystes penchent pour l’option d’un changement structurel : la prise de conscience collective de la diversité des identités de genre laisse penser que la mode non genrée répond à une évolution sociétale réelle et appelée à perdurer.
- Obstacle de l’habitude et du regard social : Pour de nombreux consommateurs, surtout masculins, franchir le pas et adopter des vêtements genderfluid n’est pas aisé. La pression sociale et la peur du jugement demeurent des freins importants – le regard moqueur ou désapprobateur que peut subir un homme en jupe dans la rue, par exemple, dissuade beaucoup de ceux qui pourraient être tentés. Des enquêtes ont montré que si les collections unisexes attirent l’attention, ce sont majoritairement les femmes qui les achètent, les hommes restant plus timides dans ce domaine. Le changement des mentalités prend du temps, et la mode genderfluid se heurte encore à des stéréotypes (comme l’assimilation erronée de l’homme androgyne à un homme homosexuel efféminé, ce qui peut freiner des hétérosexuels par crainte d’étiquetage).
- Questions de conception et d’offre : Un défi plus technique concerne la conception de vêtements véritablement neutres et inclusifs. Adapter une coupe à différentes morphologies (masculines, féminines, trans, non-binaires) n’est pas toujours simple : les tailles, les coupes doivent être repensées pour convenir à un large spectre de corps. Certaines critiques soulignent que l’offre “unisexe” se limite souvent à des vêtements amples style streetwear ou à des basiques (t-shirts, hoodies) un peu neutres et que la mode genderfluid gagnerait à proposer plus de diversité de styles pour inclure toutes les expressions de genre. Il y a aussi le risque que la mode unisexe devienne synonyme d’un certain uniforme asexué ennuyeux, ce que plusieurs créateurs tentent d’éviter en prônant au contraire un mélange flamboyant des codes (mixité) plutôt qu’une suppression de toute distinction (neutralisation).
- Appropriation et récupération commerciale : Enfin, une controverse porte sur la récupération de l’esthétique queer par les marques sans soutien authentique à la communauté. Certaines personnes LGBTQIA+ reprochent à des marques de capitaliser sur le “style queer” (paillettes, androgynie, extravagance) lors des campagnes publicitaires ou des collections Capsule Pride, sans pour autant défendre les droits LGBTQIA+ le reste du temps. Ce débat s’inscrit dans la critique plus large du pinkwashing ou du rainbow marketing. La mode genderfluid, issue en partie de la culture queer, est parfois vidée de sa portée politique dans le mainstream, ce qui peut créer des tensions entre l’industrie de la mode et les militants.
En conclusion, la mode genderfluid progresse à grands pas, mais son chemin vers une pleine normalisation n’est pas sans embûches. Conservatismes persistants, récupérations opportunistes et inerties culturelles font partie des défis à relever. Néanmoins, chaque controverse suscite le dialogue – par exemple, la une de Vogue avec Harry Styles a généré d’innombrables discussions publiques sur la masculinité toxique et la liberté vestimentaire – ce qui contribue finalement à faire évoluer les mentalités. Comme le résume Billy Porter, « Mettre un homme en robe ne devrait pas faire tomber le ciel. Si une femme en pantalon est acceptée, alors un homme en robe doit l’être tout autant »
La mode genderfluid, en bousculant conventions et préjugés, participe ainsi à un débat de société plus large sur le genre et la liberté d’expression, dont l’issue tend vers davantage d’acceptation et d’inclusion.
Sources :
- Vogue France – « La mode gender-fluid a-t-elle encore un avenir ? », Liam Freeman, 2018 (analyse de l’essor du non-genré et citation de J. Paoletti)
- Atlantic – “A Brief History of Unisex Fashion”, Kimberly Chrisman-Campbell, 2015 (historique du mouvement unisexe des années 1960-70 et au-delà)
- Fibre2Fashion – “The History of Androgynous Fashion”, 2020(rétrospective des pionniers de la mode androgyne et influence de la musique)
- Toutelaculture – « Le Gender Fluid, une révolution masculine dans la mode », Quitterie Puel, 2017 (contexte historique de Chanel à nos jours, focus sur les hommes en jupe et exemple Jaden Smith)
- Fibre2Fashion – “Fashion and the LGBTQ+ Community”, S. Saha & N.K. Baraik, 2022 (impact de la communauté queer sur la mode, historique du cross-dressing et des codes secrets)
- FashionUnited – « Corsets, jupes pour hommes… la signature Jean-Paul Gaultier », 2020(sur l’introduction de la jupe masculine par JP Gaultier)
- Allure – “Billy Porter’s Tuxedo Gown Shut Down the Oscars”, 2019(réaction de Billy Porter et son message sur la perception homme en robe vs femme en pantalon)
- Business Insider – “Harry Styles on not limiting himself to men’s clothing”, 2020 (interview où Harry Styles explique son approche vestimentaire fluide et cite ses inspirations Bowie, Prince, etc.)
- Encyclopædia Universalis – Article « Gaultier, Jean-Paul – Mixage et mixité »(analyse du contexte